Utopie du Sphinx


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Introduction



L’Utopie du Sphinx est issue des cendres d’une effroyable guerre, un précédent Rag’Narok, qui opposa l’Empire Ishim’Re aux dieux de la Création. Les Ishim’Re vénéraient Arh-Tolth, un être magique parfaite incarnation de l’Artisan, et possédaient d’extraordinaires connaissances scientifiques et magiques. Ils avaient acquis un tel développement technologique qu’ils furent capables de rivaliser avec les dieux. L’inévitable arriva et de violents affrontement éclatèrent qui ébranlèrent la Création elle-même. Les dieux, aidés par Vile-Tis et l’armée des Worgs parvinrent finalement à triompher de la technologie Ishim’Re. Arh-Tolth disparut alors et son empire verdoyant fut transformé en désert stérile.

Une poignée d’Ishim’Re survécut néanmoins grâce à la miséricorde des dieux de la Lumière, les Héols. En contrepartie, les rescapés jurèrent de garder le silence sur les secrets des dieux et de la science. Ils firent également serment de protéger Aarklash contre la folie divine. Pour honorer ce serment fait aux Héols, les Ishim’Re livrèrent la guerre aux Ophidiens, les héritiers du dieu destructeur Vortiris. La dernière bataille fut livrée lors du siège de la forteresse Ishim’Re, à l’endroit où se dresse aujourd’hui la cité de Cadwallon. Lors du dénouement des combats, Vortiris fut enfermé dans un labyrinthe construit dans les profondeurs sous Cadwallon et ses enfants Ophidiens se dispersèrent dans les Royaumes élémentaires. Les Ishim’Re quittèrent Aarklash à leur poursuite, mais avant de partir, ils préparèrent leur retour en dissimulant sur Aarklash des ateliers de construction abritant une partie de leurs savoirs technologiques. Ils laissèrent en outre des artefacts de légende et une poignée de sentinelles…



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Les frères de Kashem


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Les traces laissées par l’empire Ishim’Re ont été découvertes en différents endroits d’Aarklash et par différents peuples. Un exemple est la compagnie des frères de Kashem qui a été fondée suite à la découverte par des légionnaires akkylanniens d’un Mausolée Ishim’Re dans le village de Kashem, dans le désert du Syharhalna. Ses membres ont été régulièrement aperçus sur les champs de bataille, prêtant main-forte à qui mène un combat juste et leur présence a presque toujours assuré la victoire à leur camp. Il semblerait que leurs agissements répondent à un dessein supérieur, dicté par la volonté du Sphinx. Arios, le premier chroniqueur de la compagnie raconte la création de la compagnie dans le récit suivant :

Je ne saurais dire ce que la découverte de ce village nous a inspiré. Après des semaines de marche le long du fleuve, nous étions à bout de forces. Si les indigènes s’étaient montrés hostiles, je ne crois pas que nous aurions pu leur tenir tête. Il ne s’agissait que de pêcheurs, mais nous pouvions à peine marcher, et encore moins nous défendre.

Ces gens se sont montrés accueillants, faisant même preuve d’une étonnante absence de méfiance face à tant d’étrangers en armes. Ils nous ont procuré nourriture et vêtements, ont soigné nos blessés et nous ont logés dans des bâtiments qui semblaient dater d’une autre époque.

J’ai parlé d’un village, mais le terme est impropre. Certes, cette communauté n’est pas très importante, moins de trois cents personnes, mais les habitations n’ont rien de commun avec celles d’un village, au sens où nous l’entendons habituellement. Les indigènes occupent le site d’une antique cité prévue pour abriter cent fois plus d’habitants.

Au centre de ces vestiges se dresse une imposante construction, haute d’une vingtaine de mètres et ceinte d’une vaste esplanade sur laquelle au moins trois mille personnes peuvent se réunir. À la périphérie de cette zone se trouvent plusieurs bâtiments de moindre taille, mais plus grands que de simples maisons. Certains ressemblent à des temples, d’autres pourraient servir de casernements militaires. C’est dans ces dernières constructions que nos hôtes nous ont installés. La plupart des bâtiments alentour sont inoccupés. C’est du côté de la mer que réside la majorité des villageois. Le port est d’ailleurs la seule installation véritablement entretenue.

La communication est malaisée avec les pêcheurs. Ils ne parlent aucun langage connu et le leur ne semble même pas dérivé des dialectes généralement utilisés par les clans keltois. Ils se désignent eux-mêmes par le terme « Ishim’re » et l’homme qui semble être leur chef, bien que les siens ne lui témoignent guère la déférence propre à ce rang, s’est présenté sous le nom de « Asraa ». La cité en elle-même porte, à ce que j’ai compris, le nom de « Kashem ». Malgré cette barrière du langage, nos hôtes font preuve de la plus extrême bienveillance à notre égard. Nous sommes libres d’aller où bon nous semble, mais en tant que dernier officier en vie, j’ai interdit aux hommes de pénétrer dans les temples et dans le mausolée. Nous ne savons pas encore ce qui s’y trouve et cela pourrait être perçu comme une profanation.

[...]

J’ai remarqué une chose étrange, aujourd’hui. Cela ne m’avait pas frappé à notre arrivée, mais à présent cela m’intrigue. Tous les bâtiments à proximité de ceux que nous occupons sont à l’abandon. La végétation pousse à l’extérieur comme à l’intérieur. Les nôtres, en revanche, bien que tout aussi éloignés du secteur habité par les pêcheurs, ont été entretenus avec soin et semblaient prêts à nous accueillir avant même notre arrivée.

[...]

Je viens d’avoir l’explication à la mystérieuse attitude de nos hôtes. Asraa m’a fait visiter l’édifi ce et ce que j’y ai vu me laisse perplexe. Au sommet se trouve une sorte de chapelle dont les murs sont ornés de bas-reliefs magnifiques. Certains représentent des cérémonies qui semblent se dérouler au sommet de cette construction.

On peut y distinguer un prêtre tourné vers un œil immense qui occulte le ciel. D’autres relatent des batailles et mettent en scène des combattants équipés d’armes étranges.

J’étais plongé dans la contemplation de ces œuvres lorsque Asraa a attiré mon attention sur une scène particulière.

Sur un pan de mur, on distingue nettement des hommes semblables aux pêcheurs qui accueillent, les bras chargés d’offrandes, des soldats en armes. J’ai tout d’abord pensé que les villageois considéraient cette fresque comme une prophétie et nous avaient pris pour ces mêmes soldats. Cela aurait pu expliquer leur attitude à notre égard, ainsi que l’entretien des baraquements destinés à notre usage. Asraa m’a montré un détail qui confi rmait mon hypothèse, mais qui m’a fait froid dans le dos. Approchant sa torche du bas-relief, il a désigné l’un des soldats dont la peinture n’avait pas subi l’épreuve du temps. Un symbole était peint sur son plastron : la croix de Merin.

Il n’y a aucun doute possible. Après m’être abîmé les yeux sur cette oeuvre pendant plus d’une heure, j’ai trouvé trop de similitudes entre ces soldats et nous-mêmes.

J’ai passé tout le reste de la journée à observer les autres bas-reliefs et à tenter d’obtenir des explications de la part d’Asraa... en vain. Il s’est rendu compte de ma frustration, mais s’est contenté de m’adresser un sourire bienveillant qui semblait signifi er « le moment venu, tu comprendras ». Je n’ai pas encore parlé de ma découverte aux hommes ; je crains leur réaction.

Certains d’entre eux pourraient être tentés de profiter de la situation.

[...]

Asraa m’a de nouveau accompagné au mausolée.

Cette fois, il m’a montré un passage qui s’enfonce au coeur de l’édifi ce depuis le temple du sommet. En descendant, nous avons croisé de nombreux tunnels latéraux qui plongent dans les fl ancs du monument.

J’ai fait comprendre à Asraa que je désirais savoir où menaient ces boyaux ; il m’a expliqué par gestes que les flancs du mausolée abritent des chambres mortuaires, mais que ceux qui y reposent ne sont pas des Ishim’re.

Nous étions donc dans un tombeau, probablement destiné à l’élite des précédents occupants de la cité.

Nous avons finalement débouché dans une vaste salle octogonale aux murs ornés de fresques. Toutefois, mon regard a d’abord été attiré par les silhouettes qui semblaient nous attendre dans l’ombre, parfaitement immobiles. Des dizaines de statues de la taille d’un homme s’alignaient, bien droites, tel un bataillon prêt pour la revue. En m’approchant de l’une d’elles, j’ai constaté que ses armes et son armure n’étaient pas sculptées dans la pierre mais bel et bien forgées. J’ai aussitôt reconnu l’équipement étrange représenté sur les bas-reliefs du temple, mais Asraa ne m’a pas laissé le loisir d’examiner plus longuement ma trouvaille.

Me prenant par le bras, il m’a entraîné vers une autre fresque. Celle-ci représentait des soldats de Merin, équipés des mêmes armes que les statues et faisant face à des serpents géants. Ils combattaient sous un soleil noir à l’intérieur duquel un oeil était peint.

Le message était clair : Asraa nous demandait d’affronter les ennemis de son peuple, symbolisés par ces serpents.

En sortant du mausolée, je n’avais plus le choix... Le soir même, j’ai réuni les hommes pour leur faire part de mes découvertes. En tant qu’officier, j’aurais pu tenter de leur imposer une décision : rester ou partir.

Cependant, je savais que beaucoup d’entre eux avaient ressenti le départ d’Éphitès comme une trahison.

J’avais également senti ma foi vaciller tout au long des épreuves que nous avions traversées. En conséquence, je ne me sentais pas vraiment le droit de faire valoir les prérogatives de mon grade.

Je me suis adressé à eux comme à des frères et non comme à des subalternes. Pour commencer, j’ai laissé tomber à leurs pieds mes insignes d’officier pour leur signifier qu’ils devaient maintenant me considérer comme leur égal. Ce geste a été interprété par certains comme le reniement de mon allégeance à l’Empire.

D’autres ont protesté, mais leurs voix ont vite été couvertes par celles, bien plus nombreuses, de ceux qui, comme moi, avaient perdu la foi. En quelques minutes, le sol était jonché d’insignes impériaux...

J’ai ensuite exposé mes découvertes et les choix qui s’offraient à nous. Nous pouvions partir et tenter de rejoindre une patrie pour laquelle tant des nôtres étaient morts, mais dont les représentants n’avaient pas hésité un seul instant à nous abandonner... ou rester, nous mêler à ces gens qui nous avaient accueillis et, s’il le fallait, nous battre à leurs côtés.

Il n’y a pas eu de vote, chacun a pris librement sa décision. Sur les quatre-vingt-douze hommes présents, vingt-trois ont choisi de partir. Pour ma part, j’ai préféré rester. Personne ne m’attend en Akkylannie et je brûle de percer le mystère de cette prophétie.

[...]

Parmi ceux qui souhaitaient rester, certains ont changé d’avis à la faveur de la nuit. Le groupe qui s’était rassemblé pour partir comptait vingt-sept hommes.

Personne n’a tenté de les retenir, mais j’ai remarqué que Asraa les contemplait avec un regard plein de tristesse. Après avoir empaqueté les vivres offerts par les Ishim’re, ils ont pris la direction du nord dans les premières lueurs de l’aube.

[...]

Un villageois est venu me réveiller pour me conduire auprès de Asraa. Ce dernier m’attendait près d’une arche de pierre à la limite nord de la cité. Il m’a regardé dans les yeux avec le même regard consterné et résigné que lorsque mes compagnons fi dèles à l’Empire étaient partis, deux jours auparavant. Il m’a invité à franchir la porte avec lui. De l’autre côté, fichées sur des pieux alignés en arc de cercle face à l’arche, les têtes tranchées de mes vingt-sept frères me fixaient de leur regard sans vie.

Asraa n’a pas su me dire qui avait pu commettre ce crime. S’il s’était agi de Syhars, ils n’auraient pas pris la peine de nous donner ce macabre avertissement.

Était-ce l’œuvre du mystérieux ennemi que la prophétie nous condamnait à affronter ? Pour toute réponse à mes questions, Asraa a désigné le soleil et levé deux doigts. Il a ensuite dessiné le soleil dans la poussière et l’a entouré d’un second cercle avant de tracer un oeil à l’intérieur. Puis, une seconde fois, il a levé deux doigts en désignant le soleil.

Deux jours...

Asraa semble persuadé qu’il se passera quelque chose dans deux jours. Mais quoi exactement ?

[...]

Nous avons donné une sépulture décente aux restes de nos frères et avons pratiqué les rites mortuaires. Notre foi a été ébranlée, mais dans l’épreuve nous puisons toujours notre force dans la grandeur de Merin. J’ai fait part aux autres du peu d’informations que je possédais,

à savoir que nous pourrions être confrontés aux meurtriers des nôtres d’ici deux jours. Ils n’ont pas posé de questions. Ce sont encore des légionnaires.

Asraa ne s’est pas montré de la journée, par respect pour nos morts sans doute, mais je suis certain que je le trouverai devant ma porte à la première heure demain.

[...]

Comme je l’avais prévu, Asraa m’a fait mander dès l’aube. Il m’attendait au sommet du mausolée et plusieurs Ishim’re étaient aff airés à remonter les armes et les armures que j’avais vues sur les statues. À peine étais-je arrivé que Asraa a fait un signe à deux hommes.

Aussitôt, ils ont entrepris de m’équiper de pied en cap. À mon grand étonnement, j’ai constaté que les pièces d’armure étaient extrêmement légères et s’adaptaient parfaitement à ma physionomie grâce à un ingénieux système de plaques superposées capables de coulisser les unes sur les autres. Le casque, lui aussi, pouvait être ajusté. Tout comme l’armure, l’épée et le bouclier étaient faits d’un métal beaucoup moins lourd que l’acier ou le bronze. J’en étais encore à m’émerveiller de la qualité de ces armes lorsque, sans prévenir, un Ishim’re m’a décoché un coup de masse à tuer un bœuf sur la poitrine. La violence du choc aurait dû me jeter au sol, mais elle m’a simplement fait reculer d’un pas, sans même me couper le souffl e ! La cuirasse avait presque totalement absorbé le choc et ne portait aucune trace d’impact. Je n’en croyais pas mes yeux.

Asraa, quant à lui, me regardait d’un air amusé. Il m’a fait signe de le suivre. Nous sommes redescendus.

Les Ishim’re avaient rassemblé mes frères sur l’esplanade. Corvho, un sergent de cohorte, était en tenue de combat. Je me suis dirigé vers lui pour effectuer quelques passes d’armes, mais Asraa s’est interposé.

J’ai tenté de lui faire comprendre que le combat serait sans danger. Il n’a prêté aucune attention à mes gesticulations et a fait signe à deux villageois de prendre le bouclier de Corvho. Les deux hommes sont venus se placer face à moi, tenant chacun une extrémité de l’écu. Alors seulement, Asraa s’est écarté.

Je me suis préparé à porter un coup et lorsque j’ai levé l’épée, j’ai eu la sensation qu’elle « s’éveillait » dans ma main. Je ne saurais définir cette sensation autrement, tant la réponse de l’arme à mon intention était perceptible. J’ai frappé de taille, sans forcer particulièrement, et la lame a déchiré le bouclier comme s’il s’était agi de tissu.

Un murmure a parcouru l’assemblée. Pour ma part, après avoir porté ce coup, je me sentais incapable de lâcher l’épée. Ou était-ce l’épée qui refusait de quitter ma main ? Je ressentais une vive excitation et une envie grandissante de combattre. Après quelques secondes, toutefois, cette sensation s’est évanouie.

Asraa a fait signe à Corvho de revenir face à moi. Le sergent s’est mis en garde, mais bien que nous nous soyons adonnés à ces entraînements des centaines de fois, ses gestes trahissaient une certaine inquiétude.

Moi-même, j’avoue avoir craint un instant ne pas parvenir à maîtriser ces armes étranges.

Corvho a attaqué le premier. J’ai immédiatement senti l’épée réagir et venir bloquer l’attaque bien plus rapidement que je n’aurais su le faire avec mon arme habituelle. Surpris par ma vivacité, Corvho a reculé avant d’adresser un regard interrogateur à Asraa.

Celui-ci l’a invité à attaquer derechef et m’a fait signe de parer avec mon bouclier. Ce qui s’est passé alors nous a tous laissés bouche bée. L’écu a réagi avec la même rapidité que l’épée, mais lorsque la lame de Corvho s’est écrasée dessus, les plaques de métal superposées dont il est constitué se sont déplacées à la vitesse de l’éclair et l’ont bloquée. J’ai senti que mon arme se préparait à riposter et il m’a fallu en appeler à toute ma volonté pour la retenir.

Suite à cette démonstration, les Ishim’re ont apporté suffisamment d’armes pour équiper mes frères et nous avons passé le reste de la journée à nous entraîner. Si la prophétie se révèle exacte, nous utiliserons bientôt ces armes.

Puisse Merin nous accorder sa bénédiction, même si nous avons douté de Lui.

[...]

La prophétie ne mentait pas. Un disque noir a occulté le soleil, les ténèbres se font faites en plein jour et les serpents sont venus.

Les bas-reliefs que j’avais pris pour des représentations stylisées des ennemis des Ishim’re reproduisaient en réalité avec exactitude les créatures que nous avons dû affronter. En voyant ces êtres dont le corps et la tête sont ceux d’un serpent, mais dont les bras ressemblent à ceux d’un humain, nous avons d’abord pensé aux monstres que les Syhars avaient lâchés sur nous lors du siège de Shamir. Mais ces choses portaient des armes et des armures qui nous étaient tout aussi inconnues que celles que nous avions découvertes dans le mausolée.

En outre, contrairement aux monstruosités syhares qui n’étaient que des aberrations stupides, les serpents communiquaient entre eux.

Lorsqu’ils sont entrés dans la cité, ils n’ont trouvé que nous : soixante-quatre légionnaires résolus à mourir pour une communauté qui n’était pas la leur.

Aujourd’hui encore, je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi nous sommes restés alors que les Ishim’re étaient partis vers le sud le matin même. Il y a tant de choses que je ne parviens pas à comprendre... Depuis notre arrivée, tout semble se dérouler comme si chaque événement avait été prévu depuis une éternité.

Ils étaient nombreux, au moins une trentaine. Nous n’avons pourtant pas cherché à nous dérober ou à leur tendre un piège. Nous avons fait face sur les niveaux du mausolée, conscients que le combat devait se dérouler à cet endroit. En nous voyant là, immobiles telles les statues à l’intérieur du monument, ils ont adopté une attitude agressive, comme face à un vieil ennemi haï depuis toujours. De notre côté, nous avons tous senti que nos armes connaissaient ces adversaires. Nous brûlions du désir de les voir morts.

Sifflant et crachant, les reptiles se sont lancés à l’assaut. Jamais nous n’avions affronté des adversaires aussi étranges et nous aurions sans doute succombé sans ces armes qui décuplaient nos forces et nos réflexes. Nos lames tranchaient leurs têtes ophidiennes et perçaient leurs armures sans que jamais nous ne ressentions la moindre fatigue.

Plusieurs frères ont péri sous les lances de l’ennemi ; ceux-là ont connu une mort rapide. En revanche, ceux qui ont succombé à la morsure empoisonnée des serpents ont enduré une terrible agonie. Peu à peu, pourtant, nous avons pris le dessus. En plus de nos armes, nous étions plus agiles sur les marches du mausolée où les créatures reptiliennes avaient du mal à se mouvoir. Elles ont fi ni par reculer, se regroupant au bas de l’escalier de pierre. Galvanisés par nos armes et sentant notre victoire à portée de main, nous avons poursuivi le combat. J’étais comme possédé et frappais sans m’arrêter, en proie à une extase macabre. Je ne pouvais ni ne voulais cesser de me battre...

Soudain, j’ai vu la masse compacte de nos adversaires s’ouvrir juste en face de moi. Un grand serpent s’est avancé ; il ne portait aucune arme, mais quatre autres créatures se sont ruées sur moi. J’en ai décapité une d’un revers rapide et un de mes frères en a tué une deuxième. Les deux autres ont agrippé mes bras et enroulé leurs corps sinueux autour de mes jambes.

Mon casque m’a ensuite été arraché et j’ai senti une main glaciale aux longs doigts griffus enserrer ma tête. À ce moment-là, j’ai eu la certitude de mourir.

Je n’ai ressenti aucune douleur, seulement l’impression de basculer dans le vide et d’être emporté dans un tourbillon. Puis, j’ai perçu comme une présence, une conscience qui sondait mon esprit, m’imposant des visions et fouillant dans mes souvenirs.

Brusquement, j’ai éprouvé une vive souffrance, mais elle n’émanait pas de moi. L’intrus avait mal. Il allait mourir, je le savais tout comme il le savait lui-même.

Un flot d’images et de pensées confuses m’a envahi, comme si mon hôte déversait sa propre mémoire en moi. Puis, tout est devenu noir.

À mon réveil, j’ai constaté qu’on m’avait ôté mon armure. J’étais resté inconscient pendant deux jours.

Malgré le retour des Ishim’re, je ne suis pas allé voir Asraa. Je ne me sens pas encore en état pour une de nos fastidieuses conversations par signes. Me voici donc en train d’écrire ces lignes. Je me sens épuisé, vidé de toute énergie.

[...]

J’ai encore dormi une journée entière. Cette fois, cependant, j’ai fait un rêve étrange. Je me tenais au sommet du mausolée et, comme sur la fresque du temple, un œil immense obscurcissait le ciel. À vrai dire, il ne s’agissait pas réellement d’un oeil, mais plutôt d’une sphère dont je percevais la conscience. Puis, l’édifice s’est ouvert et la sphère est descendue à l’intérieur. Je ressentais de la colère, de la frustration et de la peur aussi. J’ai alors regardé au loin et, de tous côtés, j’ai vu des armées en marche qui convergeaient vers Kashem.

Au-dessus d’elles, des sphères flottaient dans le ciel.

À mon réveil, j’ai demandé à Asraa de me laisser descendre dans le mausolée. Pour la première fois, je l’ai senti réticent, mais il n’a pas osé refuser. Nous sommes retournés dans la salle des statues et j’ai passé de longues heures à observer les fresques. J’étais certain que les serpents n’étaient pas venus pour nous, mais pour quelque chose qui se trouvait dans le mausolée.

Sur l’un des bas-reliefs, j’ai fi ni par trouver un élément de réponse. Il représentait la salle où je me trouvais ; les statues alignées et la stèle, au centre, ne laissaient aucun doute là-dessus.

C’est alors que j’ai eu la révélation : sur la fresque, la stèle était surmontée d’un sarcophage. En observant cette image, même stylisée, j’ai compris que ce sarcophage m’était familier. Il faisait partie des images qui s’étaient déversées dans mon esprit lorsque l’être serpent avait posé sa main sur mon visage.

Or, le sarcophage a aujourd’hui disparu.

[...]

Plus j’y réfléchis, plus je suis persuadé que mon rêve et l’œil représenté dans le temple sont liés à ce sarcophage. J’ai l’intime conviction qu’il ne s’agit pas là de la sépulture d’un roi quelconque. Les êtres-serpents n’étaient pas de vulgaires pilleurs de tombe et ils ont donné leur vie jusqu’au dernier pour tenter d’entrer dans le mausolée. Ce sarcophage est la clé d’un secret pour lequel des armées se sont affrontées. Je suis certain que Asraa en sait beaucoup plus qu’il ne veut bien le laisser entendre. Il est temps que j’apprenne sa langue.

La suite du livre d’Arios relate comment, suite au combat contre les êtres-serpents et aux révélations qu’il fit à ses frères, les vétérans de la IIIe cohorte renoncèrent définitivement à servir l’Empire et se nommèrent Frères de Kashem. Ils demeurèrent dans la cité des Ishim’re et se mêlèrent à la population locale, tout en conservant leur organisation militaire.

Les rangs des frères de Kashem grossirent au fil des décennies, de nombreux villageois se joignant à eux pour défendre leur indépendance face à l’expansion de l’Empire du Scorpion. La ville se développa rapidement pour devenir le port de commerce qu’elle est aujourd’hui.

À ce jour, malgré les pressions et les attaques, ni les Syhars, ni les Akkylanniens n’ont pu menacer la croissance et la neutralité de Kashem.

Au fil du temps, la ville de Kashem s’est dotée d’une milice et d’une armée privée indépendantes des Frères, mais ces derniers sont toujours liés à la cité par un pacte inaliénable. Ils sont les seuls autorisés à pénétrer dans le mausolée qui s’élève toujours au centre de la ville. Le monument est placé sous la surveillance d’un petit contingent de Frères, le seul à demeurer à Kashem.

Si l’on en croit son œuvre, Arios passa le reste de sa vie à apprendre le langage des Ishim’re et à tenter de déchiffrer les inscriptions qui accompagnaient certaines fresques du mausolée. De son vivant, les Frères de Kashem mirent sur pied plusieurs expéditions destinées à retrouver le mystérieux sarcophage. Aucune, cependant, ne parvint à le localiser avec précision.



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L’héritage des anciens


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Prévoyant les conséquences de la terrible guerre qui les opposait à l’alliance ophidienne, les Sphinx ont laissé derrière eux des sentinelles : des individus parmi les plus sages que leur peuple ait engendré ont accepté, au nom de la Lumière, de troquer leur corps contre une machine, de manière à rester sur Aarklash et de pouvoir ressusciter leur civilisation si celle-ci était amenée à disparaitre. Les indices qui mènent aux sanctuaires de ces âmes captives sont épars. Seuls les plus grands érudits seraient à présent capables de les déchiffrer. Les êtres au cœur pur ont également ce pouvoir : la Lumière sait se faire entendre par ceux qui croient en elle.

Mehol est un Cynwäll, qui découvrit un de ces sanctuaires et héberge maintenant dans son esprit une sentinelle de l’Utopie ayant pour nom Kulden :

Larshaen ôta son masque, rompant le contact avec le mnémolabre. Il semblait préoccupé. Mehöl se massa les tempes pour évacuer la tension. Il manquait de doigté dans cet exercice que d’autres Cynwälls pratiquaient quotidiennement. Son maître se releva, puis, se penchant vers lui, caressa les contours de l’implant qui ornait désormais sa nuque.

— Ainsi, tu abrites l’esprit d’un membre de l’Utopie, un gardien des légendes. Le silence s’installa, tandis qu’il regardait pensivement Mehöl. Veux-tu me montrer la clé qui t’a été confiée ?

Mehöl délaça sa tunique et dégagea le pendentif de bronze qu’il portait autour du cou. Larshaen le prit et se dirigea vers une table toute proche. S’emparant d’une loupe, il examina l’objet avec attention.

— Je n’ai rien vu de tel jusqu’ici.

Larshaen étudiait les encoches. Il distingua des marques à peine perceptibles.

Aucune inscription. En tout cas, la facture confirme son origine.

Larshaen soupira.

— Dans quoi t’ai-je entraîné, Mehöl ? J’ai fait preuve de légèreté en t’envoyant seul explorer cette contrée.

Mehöl se leva à son tour.

— Mais, maître, nous tenons là une formidable découverte, une confirmation éclatante de l’utilité de vos travaux sur l’origine du solaris et le savoir des Utopistes. Dans les visions de Kulden, j’ai vu des créations magnifiques, des constructs capables de se mouvoir dans les airs ou sous la mer !

— Certes, certes, répondit Larshaen d’une voix apaisante. Mais je mesure le poids de ce secret que tu portes dans ta chair.

Un secret ?

Mehöl ne comprenait plus.

— Il faut révéler cette connaissance et la faire partager. Il faut en user pour repousser les Ténèbres. Nous avons entre nos mains la clé de certaines des créations des Sphinx.

Larshaen leva la main pour l’interrompre.

— Modère tes élans. Nous sommes certes en sous-sol et l’endroit est fort calme, mais je ne tiens pas à rameuter toute l’Université.

Se dirigeant vers la porte, Larshaen la referma, puis revint à son élève.

— Tu dois comprendre que la Vérité, telle la Lumière la plus éclatante, peut aveugler. Je sais que ces paroles pourraient être mal perçues, mais il m’importe que tu mesures l’ampleur de ce que tu détiens et du danger qui désormais t’accompagne. Depuis son exil, notre peuple est tourné vers la compréhension et l’harmonie par la Noësis, mais nous sommes à un tournant de notre histoire. Tu sais que, depuis Kaïber, notre Guide a décidé de réveiller d’antiques secrets. Nombre des nôtres pensent que nous ne devrions pas tirer ces savoirs mal maîtrisés de l’oubli. Ils sont partisans de l’Alliance de Lumière et refusent de s’en remettre à des « reliques », comme ils disent. Dans sa grande sagesse, l’allianwë ne veut négliger aucune possibilité dans la lutte contre les Ténèbres, mais sa vigilance est grande. Chaque découverte est soigneusement analysée et les tribëns s’y consacrent tout particulièrement. Parfois, lorsque la prudence le recommande, il leur est ordonné d’établir le secret le plus absolu et ce, même au prix d’une vie.

Larshaen garda le silence un instant. Il contempla son élève abasourdi avant de reprendre d’un ton plus léger.

— J’ai toute confiance en la clairvoyance du Guide. Il m’a laissé mener des travaux que beaucoup jugeaient inutiles et, aujourd’hui encore, grâce à toi, nous avons progressé dans notre connaissance des temps anciens. Quel dommage que ton hôte soit en torpeur ; j’aurais aimé m’entretenir avec lui sur bien des sujets.

Se levant, il saisit Mehöl par le bras avec douceur.

— Tu es épuisé et je suis un vieil idiot de te laisser ainsi, tandis que je rêve éveillé. Laisse-moi te mener à ta chambre, je me charge d’adresser un message à l’Omÿnsill pour solliciter une entrevue. D’ici là, repose-toi sans crainte dans ce lieu de paix. Efface tout de même cette empreinte des jours passés de ton masque, que nul ne puisse s’en emparer à ton insu.

Mehöl s’allongea habillé sur la couche sommaire. Il rumina les paroles de son maître en s’interrogeant sur ses mises en garde et ses sous-entendus. Son peuple avait fait de la transparence un principe fondateur. Le simple fait d’envisager de secrètes manœuvres au sein de la République, d’imaginer qu’on puisse violer l’intimité des souvenirs détenus par son masque, le troublait au plus haut point.

Des coups sourds frappés à sa porte le réveillèrent brutalement. Le tumulte des étudiants ne résonnait pas encore dans les couloirs. Mehöl se redressa et frotta machinalement ses vêtements, puis alla ouvrir la porte. Figé devant celle-ci, un elfe l’attendait, un masque à cimier pendant à sa ceinture. Son armure ouvragée de métal et de cuir sombre reflétait faiblement la lumière des torches. Il salua Mehöl, la main droite posée sur le cœur.

— J’ai volé une bonne partie de la nuit pour vous quérir. On m’a chargé de vous mener sans délai à un entretien avec un représentant de l’Omÿnsill. Nous devons partir sans tarder si vous voulez vous présenter à l’heure à cette audience.

Mehöl le dévisagea quelques instants, interloqué.

— Voler ? Vous voulez dire que vous êtes venu à dos de dragon ?

Le messager répondit avec un soupçon de fierté dans la voix.

— Avec un dragon, oui. À ce propos, couvrez-vous. L’air est glacé en altitude.

Mehöl rassembla ses affaires en quelques minutes et s’enveloppa dans sa lourde cape de voyage avant de suivre le chevalier-dragon. Traversant les quartiers d’étude de son maître, il espéra confusément le voir une dernière fois avant son départ. L’endroit était désert.

Empruntant des escaliers secondaires, les deux elfes se dirigèrent vers les niveaux supérieurs de l’Université et poursuivirent leur ascension jusqu’aux terrasses d’observation enserrant la haute tour dédiée à l’astronomie. Un vent d’est soufflait, apportant des odeurs humides de la forêt. Yllia dominait un ciel sans nuages. En suivant son escorte, Mehöl distingua bientôt la forme majestueuse lovée sur une des terrasses. Il frémit d’excitation. Pour la première fois, il allait chevaucher un des puissants alliés des Cynwälls. À leur approche, l’impressionnante créature se redressa. Elle tendit son cou vers eux. Ses écailles produisirent de petites flammèches blanches en frottant le sol. Sa tête se tourna sur le côté, un œil immense s’ouvrit face au visage de Mehöl. L’elfe se figea, fasciné par les reflets violacés de l’iris dans lequel flottaient des particules de lumière. Une voix grave accompagnée d’un souffle chaud l’enveloppa.

— Ëryar Maloth te salue, jeune elfe. Que la Lumière guide tes pas.

La tête reptilienne recula de quelques mètres, ses naseaux frémissant dans un bruissement d’air sec.

— Salutations également à l’envoyé des sages, reprit le dragon. Je le sens qui dort en toi. Il est étrange que son essence soit mêlée à la tienne, mais je perçois son empreinte.

Mehöl sentit sa nuque tiédir et une réponse silencieuse envahit son esprit : Kulden te salue, fils de Maloth. Le dragon l’observa encore quelques instants, puis se détourna et fléchit ses antérieurs pour permettre aux cavaliers de prendre place sur son dos. Mehöl, fermement accroché au bourrelet de cuir qui le séparait du chevalier dragon, regardait l’horizon défiler sous ses yeux. Son masque lui permettait de percevoir les nuances du paysage plongé dans l’obscurité. La morsure du froid se faisait sentir au travers de ses vêtements, mais le corps du dragon irradiait une chaleur réconfortante. Émerveillé, Mehöl fixa dans sa mémoire ce moment magique.

L’aube pointait à l’horizon lorsqu’ils arrivèrent en vue de Laroq dont le sommet dénudé se dressait à une hauteur vertigineuse. Ëryar Maloth vira sur la gauche, amorçant sa descente vers les premiers contreforts montagneux où se dessinaient de petites constructions. Quelques instants plus tard, le dragon se posa, dans un tourbillon de poussière, sur une étroite corniche.

Sitôt son passager déposé, le dragon repartit dans un puissant battement d’ailes. Mehöl se trouva face à une ouverture conduisant vers les profondeurs de la roche. À l’intérieur, un équanime l’accueillit dans une petite salle, avec un bol brûlant de nadech et quelques galettes de céréales. Il le mena ensuite en silence dans un dédale de galeries grossièrement creusées qui contrastait avec la recherche propre à l’architecture cynwäll. Çà et là, des pousses d’hysneh dispensaient une faible lumière.

Le moine s’effaça à l’entrée d’une salle. La pièce était plongée dans l’obscurité. Son centre était transpercé par une colonne de lumière provenant d’une ouverture pratiquée dans la voûte qui laissait un courant d’air glacé s’y engouffrer.

Une voix inconnue s’éleva dans les ombres.

— Approche, Mehöl. Prends place dans la lumière. Elle saura éclairer ton discours et faire jaillir la Vérité.

Quelque peu désorienté, Mehöl s’assit face à un elfe vêtu d’une simple toge. La blancheur immaculée de sa tenue proclamait son statut de noësien. Ses yeux s’accoutumant peu à peu, Mehöl devina tout autour de lui des équanimes au torse nu, assis sur leurs genoux et indifférents au froid glacial. Le noësien lui adressa un sourire, puis ouvrit les bras dans un geste de bienvenue.

— Je me nomme Ylnir.

Une voix grave se fit entendre derrière Mehöl.

— Larshaen a adressé à l’Omÿnsill un message urgent renfermant des informations troublantes. Notre Guide a jugé utile de vous entendre sans délai, mais bien des tâches retiennent son attention. Il a chargé Ylnir d’assister à cet entretien et de lui rapporter fidèlement vos propos.

Après un silence, une autre voix, plus sèche, retentit sur la gauche.

— Pourquoi pensez-vous avoir été choisi pour transmettre le savoir du Sphinx. Croyez-vous être un nouvel envoyé pour notre peuple ?

— Je ne suis ni un sage ni un prophète. Le hasard m’a conduit sur les traces de ce sanctuaire et du secret qu’il renfermait. La Lumière seule sait si j’ai été guidé jusqu’à cet endroit.

— Quelle est votre place au sein de notre peuple ? Pourquoi parcourir les terres lointaines ?

Mehöl se souvenait des longues conversations de son maître, expliquant son œuvre. Il tenta d’en rapporter fidèlement l’esprit.

— Nous nous efforçons d’apporter de nouvelles connaissances sur les origines des peuples qui ont foulé Aarklash. Comprendre leurs racines permet bien souvent de mieux appréhender ce qui les anime aujourd’hui.

À peine achevait-il sa phrase qu’une autre voix s’éleva.

— Comprenez-vous, quêteur, le poids qui pèse à présent sur vos épaules ? Vous qui souhaitiez la connaissance, mesurez-vous l’entrave à la liberté qu’elle peut constituer ?

Mehöl tressaillit et se maîtrisa, inspirant lentement.

— Comme tout chercheur, j’ai toujours espéré faire une découverte majeure. Mais je sais que ce que j’ai rapporté de ce sanctuaire a changé mon destin en me liant à…

Hésitant, il chercha ses mots, ignorant ce qu’il pouvait révéler ici. Ylnir hocha la tête, l’invitant à poursuivre.

— Je sais que je suis lié à cet esprit qui dort en moi et à ses connaissances.

— Cette idée de n’être qu’un réceptacle renfermant un bien précieux ne vous révolte-t-elle pas ?

Mehöl sentit ses joues s’empourprer légèrement. Malgré le shenras, il n’avait jamais été très habile à contrôler ses émotions. Il répondit d’un air de défi.

— Oui, je le reconnais… J’ai été en colère ! Qui ne le serait pas à la pensée d’être ainsi « habité » par un autre esprit. Mais j’ai accepté ceci, non comme une épreuve, mais comme une chance pour notre peuple. Ce gardien est la clé pour éveiller nombre d’antiques créations.

Le noësien leva une main, signifiant que l’entretien était clos. Durant quelques minutes, seul le bruit du vent troubla le silence des lieux. Les équanimes, parfaitement immobiles, arboraient un visage serein, tandis que Mehöl attendait la décision de ses pairs. Ylnir prit enfin la parole.

— Nous avons écouté tes paroles et sondé ton cœur, Mehöl, disciple de Larshaen, quêteur des vestiges de Wyde. Tu as hérité d’un lourd secret, mais il y a en toi une ferme résolution. Avec l’aide de la Lumière, tu sauras user avec sagesse de ce qui t’a été confié. Prends cependant garde à conserver ton libre arbitre. L’esprit du Sphinx est fort. Une dernière chose : le gardien que tu portes fait de toi un écrin. Tu dois le protéger comme ton bien le plus précieux, car il éveillera la convoitise. Tu dois comprendre que nos décisions le concernant s’appliqueront sans que ton sort ne pèse dans la balance. Pour le bien de notre peuple et des Voies de la Lumière, nous envisagerons son utilité et peut-être sera-t-il jugé préférable de le laisser reposer secrètement en attendant le moment opportun… À présent, nous allons éveiller ce gardien et écouter son message.

Ylnir joignit ses mains et les équanimes vinrent le saluer un par un avant de quitter la pièce. Un héliaste entra à son tour. Son masque était orné d’excroissances métalliques qui se prolongeaient sur son buste. Il s’inclina devant le noësien, puis se tourna vers Mehöl.

— Je suis Anhareg, tisseur de lumière, de l’atelier de Laroq. Je vais éveiller l’esprit du Sphinx en nourrissant la gemme immortelle qui lui fournit son essence.

Posant la main sur l’implant de Mehöl, l’héliaste se concentra. Les gemmes sur son masque luirent de plus en plus. Sa main se crispa et il récita une incantation, se concentrant pour guider l’afflux de mana. Mehöl sentit un picotement s’amplifier, tandis que l’énergie traversait sa peau pour emplir la gemme de Lumière lovée dans les chairs de sa nuque. Enfin, l’héliaste se recula. Ses gemmes avaient, à l’exception de deux d’entre elles, perdu de leur éclat. Ôtant son masque, il chassa de son front quelques gouttes de sueur.

— Cette gemme renferme un grand pouvoir. Pour régénérer son essence, j’ai frôlé la rupture de mes immortelles.

Il fronça les sourcils, écoutant une voix que seul lui pouvait entendre, puis poursuivit à voix basse.

— Il est déjà conscient.

Une voix familière retentit dans l’esprit de Mehöl : Merci de m’avoir mené jusqu’aux tiens. Si tu le permets, je vais m’exprimer par ton biais. Cela me coûtera moins d’efforts et tu seras ma voix, pas un simple porteur. Mehöl acquiesça, se retenant d’ironiser sur l’égard qui lui était fait. Il était conscient de l’importance de ce moment. Il voulut prévenir l’assemblée qu’il allait leur rapporter les paroles de Kulden, mais il s’éclaircit la gorge et la voix du Sphinx emplit l’espace.

— Je suis Kulden, gardien des légendes de l’Utopie. J’ai été chargé par mon peuple de transmettre notre savoir à ceux qui portent la Lumière dans la Création. Je dois m’entretenir avec votre chef… le Guide.

— Notre Guide est plus qu’un chef, rectifia Ylnir. Il éclaire nos pas et notre conscience. Il est dans la Lumière et nous suivons ses enseignements. Il a décidé de se consacrer à la lutte contre les Ténèbres qui engloutissent Aarklash. C’est en son nom que je vous accueille et vous écoute.

Mehöl sentit sa nuque s’échauffer et comprit, confusément, que Kulden sondait l’esprit de son interlocuteur. Un sourire fugitif se dessina sur le visage impassible du noësien.

— Votre esprit est résolu et vous savez en garder les frontières. Je vais vous révéler le secret dont Mehöl est le porteur. En m’éveillant, j’ai senti l’air familier des monts Dragons. Cette roche autour de nous me le confirme. Vous occupez un de ces refuges. Sa chambre de révélation est-elle encore fonctionnelle ?

À ces dernières paroles, l’héliaste s’agita. Il regarda Ylnir qui lui adressa un signe d’assentiment.

— Oui. Trois sont encore en fonction sur les terres cynwälls. Nous gardons précieusement leur secret. Si nous vous avons mené jusqu’ici, c’est que nous espérions que l’objet décrit dans le message en était une clé.

Ylnir plongea ses yeux dans ceux de Mehöl pour s’adresser à l’esprit du jeune elfe.

— Tu es jeune et déjà éprouvé par ces bouleversements. Te dévoiler ce secret scellera ton destin. Il ne sera plus question pour toi d’être un simple quêteur. Si tu le souhaites, tu peux encore préserver ta liberté. Nous nous chargerons de guider l’esprit jusque là-bas.

Kulden répondit. La voix de Mehöl prit des intonations houleuses.

— J’ai fait subir à mon hôte une rude épreuve. Il a dû se battre pour me conduire jusqu’à vous. En ce temps où les Ténèbres s’étendent, l’aveuglement ou l’ignorance ne sont que les remparts fragiles des esprits timorés. Il a le droit de connaître ce pour quoi il risque sa vie… Je veux savoir où mènent mes pas, je ne veux plus être un simple réceptacle !

Ylnir le regarda un moment avec tendresse, puis se leva et l’invita à suivre l’héliaste.

— Fort bien, Mehöl. Tu vas découvrir une des créations du Sphinx animée par le solaris.

Poursuivant leur chemin, ils s’enfoncèrent de plus en plus profondément dans les entrailles de la montagne. Anhareg ouvrait la marche, sa toge auréolée de lumière repoussant l’obscurité. Il les guida, empruntant trois portes scellées par l’emprise lumineuse. Le couloir s’élargit enfin.

Les elfes parvinrent à une salle dont les parois et le plafond étaient recouverts de panneaux de bronze. Un bassin rectangulaire occupait la moitié de la salle. Il contenait quelques centimètres d’une eau limpide. Anhareg ouvrit les bras.

Le mur opposé à l’entrée attira l’attention de Mehöl. Il supportait un grand cadre de métal ouvragé qui contenait de multiples cristaux, engrenages, plaques de métaux divers et autres objets inconnus. L’ensemble était protégé par deux épaisses plaques de verre. La voix de Kulden retentit dans son esprit : La plaque de lecture. Elle attend la clé que tu portes et qui en révèlera les informations.

— Anhareg, mettez-la en place, poursuivit Kulden à voix haute.

Le tisseur de lumière s’exécuta. Manœuvrant un jeu de chaînes et de poulies logé dans la paroi, il déplaça la lourde plaque à la verticale du bassin, puis se tourna vers Mehöl.

— Si vous voulez bien me confier la clé…

Mehöl ôta le pendentif et le lui confia. Anhareg le plaça avec précaution dans un diaphragme de métal sombre. Un léger grincement retentit lorsque le mécanisme se resserra jusqu’à épouser les contours de la clé.

L’héliaste prononça une incantation. Une clarté intense émana du bassin et se diffusa à travers le cadre lumineux. Une lueur chatoyante éclaira le plafond, comme jaillie d’un kaléidoscope. Une série de claquements retentit, tandis qu’à l’intérieur du cadre de complexes agencements se mettaient en place. Enfin, une série d’images se refléta, arrachant un hoquet de stupeur à l’héliaste. Sur la surface lisse du plafond s’étalait désormais en reflets colorés une portion de carte que Mehöl reconnut comme la partie septentrionale de la chaîne du Béhémoth. Sur les murs étaient projetées d’autres images.

Chacun fit silencieusement le tour du bassin pour étudier les images. Un pan entier était occupé par le plan détaillé d’un vaste complexe. De nombreuses inscriptions y étaient apposées. S’approchant, Mehöl les suivit inconsciemment du doigt et s’aperçut qu’il les comprenait : elles expliquaient le mécanisme des portes principales et la mise en route des matrices énergétiques des forges. Ylnir le noësien et Anhareg l’héliaste se tenaient devant une autre paroi, comme pétrifiés. En les rejoignant, Mehöl comprit la cause de leur stupeur : un reflet saisissant de réalisme montrait une vaste grotte dans laquelle des formes humanoïdes étaient alignées en longues rangées. Des centaines, des milliers peut-être. Anhareg s’éclaircit la gorge, tendant la main vers l’incroyable vision.

— Des constructs… Ce lieu doit être un…

— Un grand atelier de l’Utopie !

Les mots de Kulden avaient jailli de la bouche de Mehöl, achevant la pensée du mage.

— Avant que notre peuple quitte ce Royaume pour poursuivre sa lutte contre l’engeance ophidienne, il a mené plusieurs travaux. Ce lieu renferme les secrets et les moyens de créer et assembler des constructs de tous types. Je ne l’ai pas connu car, lorsque mon esprit a été mis en stase, ce lieu n’était encore qu’un projet. Le but de ces édifices, construits en des lieux reculés, était de livrer un jour nos connaissances à nos successeurs. Ce jour est advenu.

— Je vais prévenir l’Omÿnsill dès que possible de cette révélation majeure. D’ici là, il vaudrait mieux que… Il chercha ses mots quelques instants. Que vous reposiez dans le calme et la méditation. Mehöl, tu as grand besoin de prendre le temps de retrouver ton équilibre par le shenras. Ce lieu s’y prête parfaitement. Vous serez avertis dès qu’une décision aura été prise.

— Ne tardez pas. Ce laboratoire renferme des secrets qui pourraient éveiller bien des convoitises. Je peux vous guider au cœur de l’atelier, mais ne perdez pas de temps ; la Lumière ne saurait tolérer la tiédeur quand s’élèvent les clameurs de la guerre ! ajouta Kulden avec fougue.

Ylnir répondit calmement.

— Soyez remercié pour vos conseils. Il nous appartient cependant de peser les conséquences de cette découverte. Je dois à présent vous quitter sans plus tarder.

Le noësien quitta la salle et l’héliaste désactiva les machines. Tout en conduisant Mehöl dans le dédale de couloirs, Anhareg l’interrogea avidement sur le contenu de l’atelier. Kulden resta cependant muet.

Une fois seul dans une cellule du monastère, Mehöl contempla pensivement les reliefs de Laroq battus par le vent. Il était abasourdi, partagé entre l’excitation de la découverte d’un atelier empli d’antiques secrets et la conscience des dangers qu’il faudrait affronter pour y parvenir. Se rendre à flanc de montagne, dans un complexe enfoui dans les glaces et situé entre les terres maudites d’Achéron et la forêt d’Ashinân serait un voyage périlleux.

N’aie crainte. Je comprends ton inquiétude, mais je m’emploierai à nous maintenir en vie. Je comprends mal la réticence des tiens. Nous nous rendrons dans ce lieu et nous l’éveillerons, quoi qu’il en coûte.

Ces « paroles », loin de rasséréner Mehöl, le plongèrent un peu plus dans l’embarras. Il était habité par un être si… intransigeant. Kulden ne semblait guère approuver la prudente réflexion des Cynwälls.

Mehöl s’assit et posa ses mains au sol, ouvrant son esprit pour s’oublier dans la communion avec la solidité apaisante de la roche…

Le lendemain matin, une grande effervescence régnait dans les étages supérieurs de l’Université. Depuis plusieurs heures, le Guide était présent, accompagné du cortège des tribëns et des guerriers qui veillaient sur sa personne. Plusieurs dignitaires s’étaient déjà entretenus avec lui et c’était à présent le tour d’un héliaste. Saluant les équanimes postés dans le couloir, il se dirigea sans hésiter vers une des portes à laquelle il frappa doucement.

— Entre, Anhareg.

Le tisseur de lumière avança dans la pièce et s’inclina profondément, tête nue.

— Approche, mon ami. Approche. Il n’y a que toi et moi ici…

Face à lui se tenait un elfe vêtu d’une simple robe blanche. Installé à un bureau, il releva les yeux d’une volumineuse pile de documents. Son regard gris éclairait un visage sans âge, aux traits empreints de douceur. Anhareg était face à l’Omÿnsill, le Guide, le cœur de la nation cynwäll.

— Installe-toi et expose ta vision des choses. J’ai déjà vu Larshaen et me suis longuement entretenu avec Ylnir. Je voudrais connaître un autre point de vue sur ce que nous a révélé l’Ancien.

— Cet atelier est pour nous la chance de comprendre nombre des objets que nous tenons cachés. J’espère qu’il nous permettra de forger ou d’améliorer certains des contructs que nous ne faisons qu’entretenir tant bien que mal. Il y a bien plus important : la salle des révélations nous a montré des centaines de guerriers constructs, mais tout au fond, il y avait plusieurs formes dans l’ombre. Je suis presque certain qu’il s’agissait de cianhydres, ces créations colossales de l’ère des légendes. Si nous en détenions ne serait-ce qu’une…

Le Guide le dévisagea.

— Tu sais, Anhareg, que nous en détenons un. Tu sais aussi que nous avons renoncé à l’utiliser, après qu’il a tué autant des nôtres que d’ennemis lorsque les héliastes en ont perdu le contrôle. Il nous faut avancer prudemment dans la connaissance de notre héritage, or nous avons déjà payé un lourd tribut par ignorance.

L’Omÿnsill se frotta pensivement le front avant de poursuivre.

— Je suis convaincu que notre peuple doit œuvrer sans retenue contre les Ténèbres. J’ai entrevu, lors de la bataille de Kaïber, l’un de nos devenirs possibles. Syd, qui portait en lui les influences mêlées de notre peuple et des Anciens, a mené l’Alliance de Lumière à la victoire. Voici qu’un autre fruit de l’union de ces deux influences se présente à nous avec des connaissances que nous croyions perdues à jamais. Je connais le chemin, mais je dois y préparer notre peuple, lui montrer cette nouvelle voie… Je te remercie, Anhareg, veux-tu ajouter quelque chose ?

L’héliaste s’inclina.

— Je serai honoré de faire partie de ceux qui se rendront dans ce sanctuaire, si vous décidez de l’explorer.

Le Guide sourit.

— Tu connais tant de secrets et pourtant tu n’as rien perdu de ta curiosité. J’ai l’impression de te revoir initié héliaste. Mais il ne fait nul doute qu’un tisseur de lumière d’expérience devrait accompagner une telle expédition. Va, à présent, car je dois préparer la convocation de l’allianwë.

Les renseignements fournis par Kulden ont permis aux Cynwälls de découvrir un des grands ateliers de l’Utopie et d’y réveiller les contructs qui y dormaient depuis des éons. Les phalanges auréennes sont sorties de leur torpeur et vont bientôt être engagées dans le conflit face aux Ténèbres. Les Cynwalls peuvent être ainsi considérés comme les héritiers du Sphinx car en plus d’avoir récupéré certaines de leurs machines de guerre et automates, ils détiennent maintenant une partie de leurs savoirs technologiques ce qui leur permet de concevoir leurs propres machines…



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Les Gardiens de la Création


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Les âges ont passé et l'ombre du Rag'narok plane à nouveau sur Aarklash. Une fois encore, le Sphinx est là pour protéger la Création contre la folie des dieux.

L’armée du Sphinx échappe aux lois du temps : elle surgit du passé avec une technologie du futur.
Ses régiments sont composés d’automates de toutes tailles, aux châssis patinés par les siècles. À leur tête, voyageant à bord de grandes nefs volantes, se trouvent toutes les générations d’Ishim’Re. Les plus anciens ont projeté leur esprit dans des dispositifs de survie transformés en machines de guerre. Les plus jeunes perpétuent les traditions mystiques de leur peuple et commandent à la Lumière. Après des siècles d’exil et de batailles dans les Royaumes élémentaires, le Sphinx est prêt à prendre part au Rag’narok !

L’Utopie du Sphinx abrite deux courants de pensée résumés par les deux termes suivants : les Gardiens et les Héritiers.

Les Gardiens sont en quête des secrets des dieux ainsi que des armes qui mettront fin à la menace des Ténèbres. Sous les ordres des mystérieux Éternels, leurs armées de constructs parcourent la Création.

Dépositaires d’une culture et d’un savoir martial millénaire, les Héritiers tentent de retrouver leur place sur Aarklash. Protégés par les constructs de leurs pères, ils mettent en œuvre leurs connaissances étendues de la magie et de la guerre.

Vouant un culte aux Héols, les Ishim’Re se rejoignent néanmoins tous sur le fait qu’ils ont juré de servir la Lumière et de protéger Aarklash.